L’amateur de Chawan #2 : La céramique et sa chaire

La flamme faite terre.

(c) N.Cohen


Les amateurs de céramiques ont parfois un rapport charnel aux pièces qu’ils aiment, surtout aux bols de thé. C’est la part érotique de cet art dont j’aimerais parler aujourd’hui.


Une pièce réussi n’est jamais vraiment froide. Elle conserve toujours une certaine tiédeur et, lorsqu’elle contient le précieux matcha, elle ne brûle ni ne déçoit. Un bol qui réagit ainsi au thé peut être appelé sans honte un chawan. Passé ce premier contact, sa peau est douce ou rugueuse, sa courbe fine ou lourde. 
Les goûts et les couleurs se discutent à l’infini : mais le bol aura toujours en lui cette beauté accueillante.  Je dis accueillante parce que la forme même du bol est le receptacle par excellence : il ne peut vraiment agresser celui qui le contemple puisqu’il ne fait que recevoir. Et, peut-être à cause de cela, ou plus simplement parce que tout bol à une lèvre, mais chacun d’entre eux a son propre  sourire, sa propre manière de s’adresser à nous. Il m’est ainsi arrivé de me sentir intimidé par un bol. Son regard me troublait autant que celui de certaines femmes de mon adolescence.


Le bol de thé a donc souvent quelque chose de vivant, quelque chose de sensuel même. Vide, il est encore « là où se dissimule le feu » qui l’a fait naître, selon une belle formule de Kawai Kanjiro. Et cette chaleur reste en lui comme les souffrances et les joies restent dans les rides. Pour celui qui connaît un peu l’art de la cuisson des céramiques, chaque bol exprime ce qu’il a vécu. Là où les flammes l’ont épargnées et là où elles l’ont polies. Ce qu’elles ont fait briller, les émaux qu’elles ont fait couler ou noircir. On pourrait presque dire qu’il a eut sa propre histoire — une histoire d’amour, avec une flamme.


Prendre son pied


(c) N.Cohen
Un bon livre de céramique ne manque jamais de montrer
le pied du bol.
On pourrait continuer cette métaphore romantique encore longtemps, mais je préfère m’arrêter ici : trop souvent, la comparaison prend parfois des tournures étranges. J’ai par exemple entendu dire que, qu’il y aurait des fétichistes du pied…de bol ! 
Le pied du bol, aussi appelé kôdai, est un élément capital dans toute pièce : le potier y appose sa signature et la partie en centrale témoigne de son habilité. Par ailleurs, le rapport du kôdai à la ligne générale du bol peut radicalement changer l’aspect d’une pièce. Il suffit que le pied soit un millimètre trop haut ou trop bas pour que tout semble artificiel, mal imbriqué ou branlant. Bref, le kôdai, c’est un peu le nez de Cléopatre des chawan. De là à faire une fixation sur cette partie précise du bol il n’y a qu’un pas.




Otogoze — La métaphore de la jeune fille



Et puis certains bols invitent plus que d’autres à la comparaison. C’est le cas de Otogoze, « belle jeune fille » de Hon’ami Kôetsu (1558-1637). Le nom en dit déjà long. La chaire en dit plus. Otogôze est un bol à la lèvre pulpeuse et plissée, à la courbe généreuse, à la couleur de sein laiteux et à la peau douce. En l’imaginant de nuit, éclairé sur le tatami d’une seule bougie, il est facile d’imaginer comment ce nom lui est venu. Certes, ce bol a presque quelque chose d’obscène du seul fait de son nom. Mais qui peut reprocher une métaphore si affectueuse ? Et existe-t-il d’autres manières de vanter la beauté de ce bol.




Je crois parfois qu’il n’existe que quelques éléments simples à la racine du langage et que toutes nos expressions ne sont que des métaphores tournant autour de ces éléments. Ainsi, la peau et sa couleur, sa douceur et sa chaleur produit des sensations essentielles dans notre façon de percevoir le monde. En regardant l’Otogoze reproduit par Sasaki-sensei, je me rappelle de cette limite, sur la nuque d’une Maïko (une aspirante geisha), entre la partie poudrée et la partie nue . Peut-être que pour décrire ce bol, il nous faut bien revenir aux éléments les plus simples de l’érotisme.





Un peu de douceur dans ce monde de brut.


En tant que céramiste (car il fut aussi peintre, calligraphe, poète) Hon’ami Kôetsu a toujours eu pour moi quelque chose d’un peu « joueur ». Ses pièces n’ont pas la sombre austérité des bols de son contemporain Raku II. Sans doute inspiré par son maître Furuta Oribe, Kôetsu fait toujours des pièces qui, à mon sens (et qui sait combien je me projette), ont quelque chose d’un peu jovial, détendu, heureux. Alors j’imagine les longues cérémonies entièrement masculines auxquelles participe Hon’ami Kôetsu — car en son temps nulle femme n’avait le droit de participer. Tandis que la bougie vacille et que le silence laisse germer le bruit d’un ruisseau voisin parmi les bruissements de robe du maître de cérémonie, alors que les invités, le visage fermé dans une méditation profonde, concentrent leur regard sur les mains de l’officiant, Kôetsu a glissé un petit pan de chaire rose dans lequel chacun va boire. Et ce brin de féminité rafraîchit toute l’assemblée. 


Mais, joueur comme il est, Kôetsu sait aussi que « Otogoze » peut aussi signifier « vieille femme » à l’oral. 


(c) N. Cohen


O raku ni dôzô, soyons simple !

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