Amateur de Chawan #1 : Paysage céramique





(c) N. Cohen

Un mont, un bol et milles images


Il y a de cela quelques jours, je regardais un chawan de Sasaki Kyoshitsu  tout en préparant mes propres bols. Le mont Fuji jaillissait dessus en blanc os sur le noir brillant. C'était comme si le mont réapparaissait devant moi dans une nuit d'encre. Il donnait à voir un contraste étrange avec la douce brise de ce début de Juin et son soleil presque sans ombre. Alors je me suis demandé : mais pourquoi le Mont Fuji est-il si fascinant ? 

Le mont Fuji est à lui seul un paysage célèbre. Pas besoin de dessiner quoi que ce soit autour, ni même de préciser de quelle face on parle. Sa forme suffit à le faire reconnaître sur les estampes et les affiches publicitaires.

La première fois que je suis venu au Japon je n’ai pas vu le mont Fuji et je ne comprenais pas cet engouement des Japonais pour ce qui n’était, après tout, qu’une montagne de taille assez banale. Je pensais alors que les Japonais aimaient leur unique grande montagne comme certains villages de France aiment leur unique église.
Lors de mon second voyage, j’ai eu la chance de prendre le Shinkansen (le train à grande vitesse) de jour. J’ai compris mon erreur en voyant le fameux monticule.
Ce n’est pas la taille du mont Fuji qui en fait un chef d’oeuvre, c’est sa solitude et la parfaite simplicité de ses lignes. Sa courbe s’imprime dans la rétine instantanément et y reste comme l’image de la montagne, son symbole évident et incontestable. Comme si le tracé universelle qui indique montagne était là, devant mes yeux.
Voir le mont Fuji en photo avant de le voir en vrai était vain : à le regarder, je ne voyais alors que la plate impression de la montagne la plus banale du monde. Après avoir rencontré le mont, chaque fois que je vois son image je me souviens de cette impression étrange et immédiate qui m’a saisie. Et comme les symboles ont toujours quelque chose de sacré, je comprends pourquoi le mont Fuji est aujourd’hui considéré comme une « petite » divinité par les Japonais. Il y a bien quelque chose de divin dans cette épure. Elle n’est rien de plus ni de moins que ce qu’elle représente. En cela, elle se suffit à elle-même et se rapproche de l’être parfait décrits par Aristote. Voilà sans doute pourquoi je peux moi-même y voir quelque chose de la divinité.

L'ami Fuji-san

Mais contrairement à tous les dieux de notre panthéon grec, celui-ci est physiquement présent parmi nous. Il est même très présent. La moitié de la métropole japonaise affirme l’apercevoir « par temps clair ». Il est le point de passage obligé entre Tokyo et ses soeurs rivales du Kansai, Kyoto et Osaka. Nulle route n’ignore « Fuji-san », nul village ne connaît au moins un de ses versants. Je me demande si c’est pour cela que les japonais l’appellent justement « Fuji-san » et non « Fuji-sama ». « -sama » indiquerait le respect dû à un Dieu, « -san » indique plutôt un égal, un ami, un compagnon de route. J’imagine que Fuji-san est trop présent pour être un mystère absolu : c’est devenu une bonne connaissance.

(grâce à ma très chère Amélie, je sais à présent que le "-san" de Fuji-san vient du terme Chinois pour "montagne". Alors maintenant je me demande si tout ami est une montagne en Japonais. XD)

Les chawan(s) Fuji de Sasaki Shoraku

Après avoir rencontré ce dieu-ami, je comprends mieux pourquoi les Japonais aiment le retrouver partout. : la montagne, qui est un paysage à elle seule suffit, à évoquer une vue dégagée et paisible.

Fuji-san se retrouve donc aussi sur les chawans de la cérémonie du thé. Très tôt, le mont Fuji est représenté sur de nombreuses pièces de céramique. Mais depuis que Jôkei, deuxième héritier de la famille Raku, a eu l'idée de le représenter sur un bol noir (kuroraku), Fuji-san est devenu un incontournable des pavillons de thé. Et en regardant ceux de Sasaki Kyoshitsu, j’ai parfois l’impression de voir le mont Fuji, immense, briller dans la nuit d’une lumière limpide ou dépasser parmi les nuages, au dessus du ciel lui-même.

Je vous laisse avec Sasaki-sensei et deux chawans sur le thème de Fuji-san avec la transcription de son interview.

Dôzô, o raku ni, mettez vous à l’aise.



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