L’amateur de Chawan #3 : Wabi-sabi et la méditation céramique

La méditation céramique

(c) N. Cohen
Un bol dans le style de Chôjiro fait par la maison Shôraku

Rien n’est plus immobile que de la terre brûlée. Mais la lumière danse sur les objets céramiques avec un raffinement toujours étonnant. Et ce sont souvent les pièces en apparence les plus imparfaites et simples qui jouent le mieux avec leur environnement. Je crois parfois que c’est de ce rapport spécifique à l’environnement que provient cette esthétique que l’on nomme wabi-sabi :  elle crée ce que j'appelle une nature accueillante.

Les arts et leur nature


(c) N.Cohen
Le cadre lui-même sépare l'oeuvre du monde
Le propre d’une bonne partie de l’art occidental (mais aussi oriental) est de dénoter une présence marquée de l’homme. L’art est quelque chose de remarquable, la manifestation d’une intention humaine distingue l’objet de tout ce qui peut être dit naturel. Les couleurs vives, les lignes géométriques, les motifs et dessins pouvant être décrits comme plus ou moins réalistes — c’est-à-dire, finalement, créant leur propre réalité — sont autant de façon de se distinguer du monde « premier » pour créer un monde « humain ».

Descartes écrivait qu’il fallait nous rendre « maître et possesseur de la nature ». En ce cas, la nature elle-même n’est pas notre monde et nous ne sommes pas de êtres naturels. quelques siècles plus tards, Hegel considérait quant à lui la nature comme l’éternel autrui, le ce-qui-n’est-pas-encore-fait-mien. Il disait même que la culture est une « seconde nature » que chacun doit assimiler. Et, d’une certaine façon, quoi de plus vrai ? La nature, notre propre nature, est bien un corps étranger en nous, ce qu’il nous faut appréhender, adopter, faire nôtre.

Mais de toute évidence, la production contemporaine est rarement hégélienne. Trop souvent, elle rompt violemment avec le milieu. C’est le cas de tant d’objets « designs » aujourd’hui qui, s’ils sont beaux en-soi, n’ont leur place dans aucun salon. Ils ne sont pas de ce monde. Au moins attirent-ils le regard, parce que ce qui ne semble pas naturel est toujours curieux.

Le wabi-sabi comme un art environnemental


Au Japon et, sporadiquement, partout dans le monde, un tout autre monde artistique s’est développé. C’est parfois cet art que désigne l’expression wabi-sabi. Il ne s’agit pas de dompter les éléments naturels mais de les canaliser pour rendre ce monde vivable. J’ai tendance à croire que, dans un pavillon de thé, le monde naturel n’est pas resté à la porte. L’odeur de paille des tatamis, l’écorce sur le pilier central, la tranquille fumée qui s’échappe du charbon et la fleur qui nous contemple depuis l’alcôve : ce sont là autant de façon de nous réconcilier avec une forêt. Ce n’est pas l’extase, l’intellect ou l’exploit que cherche cet art, c’est la quiétude. Dans ce lieu dénué de menace, où même les samuraïs entraient sans leur sabre, il est enfin possible de méditer en toute tranquillité.

Les bols de Chôjiro, père fondateur de ce qui sera un jour la famille Raku, sont considérés aujourd’hui comme des modèles de cette esthétique. Un grand critique décrivait un jour l’un de ces bols comme « au delà des concepts antithétiques comme « sans art » et « intentionnel ». Il n’y a dans les bols de Chôjiro, ni trace de la « mains du maître », ni recherche évidente du dénuement. Le bol semble exister avec une simplicité déconcertante, comme une pierre ou une feuille peut exister. Qu’il ait été créé par la main d’un homme est presque sans importance. En langage « zen », on pourrait dire que c’est un bol sans ego ou, plutôt, un bol qui est « à sa place ».

(c) N.Cohen


Le bol méditatif


À Shôraku, on s’efforce de faire revivre cet esprit — ou plutôt cette absence d’esprit. Ainsi, ce bol de Chojiro d’un brun cendré qui bois la lumière et attire à lui le regard comme un puit sans fond. Car un objet aussi étrange  peut attirer le regard : dans les remous obscures de sa ligne en apparence simple, l’esprit se perd en lui-même comme en un miroir —peut-être le seul miroir qui n’est pas déformant.


C’est grâce à de tels bols que le thé peut être appelé « méditation en action ». « Préparer le thé » se dit temae (点前) : « un point devant (soi) ». Ce point, c’est là où la main agit. Le plus souvent, c’est donc le bol, le lieu ou l’esprit peut se concentrer. Le thé servi est autant une boisson spirituelle que matérielle. Tout l’esprit de l’hôte s’y dédie et tout l’esprit de l’invité s’y plonge. Certains diraient qu’il s’agit de transmettre du ki (), du souffle. Dans certains temae, il y a bien quelque chose de plus que du thé qui se transmet.


Les chawans de la famille Raku et, dans une certaine mesure, toute l’esthétique wabi-sabi, consiste pour moi en cela : créer un réceptacle de nature accueillante. Pour apaiser notre désir  de naturel trahi par l’inquiétante forêt et la montagne inhospitalière, nous créons un espace les évoquant mais sous une forme douce.  Il ne s’agit pas de faire une oeuvre, seulement de faire de l’environnement même un espace à même d’accueillir l’esprit. Alors, au contact du bol, dans un geste calme et sûr, beau et doux, commence la méditation.

(c) N.Cohen


O raku ni dôzô, soyons simple !

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