L'art d'offrir du temps


Dans la cérémonie du thé, la lenteur est appréciée. L’hôte doit savoir exactement ce qu’il fait afin de toujours utiliser les objets avec soin et traiter les invités avec attention. On pourrait penser qu’il s’agit là simplement d’une esthétique chorégraphique. Mais ce qui se joue ici, je crois, concerne ce qui fait une certaine définition planétaire « l’homme vertueux ».

Le don comme vertu

Moine Zen du village de Sasama
Que ces hommes soient prêtres ou guerriers, mages ou mendiants, ils partagent la capacité de donner, sans crainte de l’avenir.
Ainsi, Saint-Martin, pris dans le gel du désespérant hivers, déchire quand même son manteau en deux pour le partager avec un vagabond. Dans la même veine, les récits bouddhiques parlent d’un moine Zen qui, rencontrant un voleur chez lui et, le voyant bredouille face à sa décoration (pour le moins minimaliste), lui offre toute sa tunique et même sa nourriture en soupirant : « j’aurais aimé te donner la Lune si je le pouvais. »
Pierre Clastres nous apprend qu’il en va de même chez les tribus indiennes d’Amérique : le chef ne peut refuser d’offrir tout ce qu’il a et même plus. Ce n’est même pas chez lui un objet de fierté : c’est la garantie qu’il ne cherche pas à abuser de son pouvoir.


Je crois que ce saint, ce moine ou ce chef indien, comme tous ces hommes de « vertu », a pour rôle social de montrer une grande confiance dans la vie, une indifférence à l’égard des dangers — indifférence qui nous rassure.

La violence de l’empressé

Un professeur de philosophie me dit un jour avec un aplomb très kantien (plus appuyé sur le style du mangeur de choucroute que sur sa pensée) : « la violence, c’est considérer l’autre comme un moyen et non pas comme une fin. » Alors, il y a toujours violence lorsqu’on agit avec brusquerie, sans prévenir, sans respecter l’autre (ou l’objet). Même si c’est, in fine, pour le bien des autres, cela paraît toujours violent. Mais que voulez vous : la planète tourne vite.

Le thé est pour moi une façon de dire (et de me dire) qu’il n’est pas besoin de faire violence à quoi que ce soit. Chaque objet, chaque personne, chaque geste est traité comme une fin en soi. Rien n’est dénigré, rien n’est laissé au hasard. La moindre parcelle de tatami a été balayée avec douceur, le moindre bol est traité comme s’il devait servir encore mille ans. La lenteur, enfin, dénote l’absence de crainte pour soi-même et pour lendemain.

C’est ainsi qu’on offre à ses invités (et à soi-même) un moment où la vie peut s’écouler avec calme et confort.

Esprit mondain saveur matcha

Dans la pratique, les hommes de thé sont bien loin d’être des saints : l’arrogance du « maître » et la boursoufflure du « propriétaire de pièces rares » atteignent bien souvent leurs chevilles plus vite que la douleur provoquée par la position assise traditonnelle. Beaucoup de personnes pratiquent le thé en pensant pouvoir y acquérir un statut social. Ils ne servent pas le thé à leurs invités mais à leur supérieur ou à un public hypothétique.
Que notre monde de thé souffre de ces défauts est de bonne guerre. Peut-être qu’on choisit tous sa religion en fonction des défauts qu’elle sait nous présenter. Les sanctuaires shinto l’ont bien compris :  leur seule idole est un miroir.


Mais ces hommes de thé font violence à leurs invités et leurs objets. Ils oublient ce qui, pour moi, fest essentiel à toute cérémonie : l’invitation à suspendre, pour quelques minutes, la nécessaire violence du quotidien, la crainte du lendemain, l’insécurité et l’hésitation qui étreint, chaque jour et à chaque battement de coeur, la poitrine des hommes.

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