Essentiel n’est pas Japonais

Notes avant le départ pour Awaji.


Depuis au moins Napoléon III, sinon depuis les pères Jésuites, le Japon est un pays qui attire le regard occidental. C’est aussi un pays qui aime être regardé. Vous croiserez rarement un Allemand qui vous dit sans cesse, « ça, c’est très allemand ». Par contre, il y a toujours quelques Japonais (ou un amateur de « Japonité ») qui ne cessera de vous dire : « ça c’est très japonais, ça c’est le vrai Japon. » Pour tous ces fans du pays du soleil levant version manuel scolaire, il ne faut pas seulement apprendre le Japonais, il faut aussi apprendre le Japon.

Le myth d’un Japon connaissable

Dans Qu’appelle-t-on penser ? Martin Heiddeger écrivait : 

« Qu’est-ce qu’apprendre ? C’est faire, que ce que nous faisons et ne faisons pas soit l’écho de la révélation chaque fois de l’essentiel. Nous apprenons la pensée en prêtant attention à ce qui exige d’être gardé dans la pensée. »

En (très) bref : apprendre, c’est aller à l’essentiel et se débarrasser du superflu. Notons que c’est un double procédé : l’élimination peut prendre bien plus de temps que la préservation. Mais qu’est-ce que l’essentiel ? Certains croiront qu’il s’agit d’une certaine somme de savoirs objectifs. Je crois qu’il faut plutôt y voir ce qui est essentiel pour nous-même. 

De même qu’il n’y a pas un seul ensemble d’idées pré-faites à garder pour notre pensée, il n’y a aucun Japon unique qu’il est objectivement nécessaire de comprendre ou de connaître. L’essentiel n’est pas dans l’objet observé mais dans le rapport que nous développons à lui ! (comme dirait mon vieux pote Hegel)

Le Japon inspira l'Art Nouveau en Europe...qui inspira l'Art Nouveau au Japon...


Ce qui nous intéresse

Heidegger continue sur la même page et discute des termes « intéressé » et « intéressant ». 

« Inter-esse [,selon sa racine étymologique] veut dire : être parmi et entre les choses, se tenir au coeur d’une chose et demeurer auprès d’elle. » Tandis que « la caractéristique de ce qui est ‘intéressant’ c’est que cela peut dès l’instant suivant nous être déjà devenu indifférent et remplacé par autre chose, qui nous concerne alors tout aussi peu que la précédente. »

Si je me permet de réinterpréter quelque peu le propos ici, Heidegger dit qu’il y a une grande différence entre ce qui attire le regard, l’intéressant, et ce pour quoi nous nous sentons intéressé, c’est-à-dire ce par quoi nous nous sentons concerné.

La carte et le territoire

La terre nippone n’est pas vierge, au contraire, elle est mouchetée de savoirs éparses qu’on pourrait récolter et collecter pendant cents vies. Sur internet et dans les librairies, on voit pulluler les récits d’expériences, le s guides pratiques plus ou moins scientifiques, les photos souvenirs moqueuses ou émues, les grands formats pleins de paroles mystiques ou critiques. Bref, le pays du soleil levant fait sont intéressant et cela marche. Tout le monde part à la recherche du vrai Japon  dont on parle. — que ce soit le Japon ‘kitscho-pop’ ou le ‘sérieux-jusqu’à-la-mort’.

Mais l’accumulation de ces connaissances et expériences a quelque chose de stérile. Un peu comme les vidéos Youtube qui font le buzz, tout cela laisse un arrière goût d’insuffisance. Tout cela manque de sens.

Le savoir peut rester à notre côté comme une mousse ou briller et disparaître en quelques instants, comme le soleil sur un roc.


Chemins qui viennent de nul part


Plus j’avance, moins j’écoute ceux qui me disent que le Japon « n’est plus ce qu’il était » (par définition, c’est vrai). Je ne crois pas que le monde soit devenu plus laid. Simplement nous attendons de lui qu’il nous émerveille alors que l’émerveillement est en fait dans nos yeux plus que dans l’objet même. Sans notre désir, notre intérêt, notre sentiment que les choses nous concernent, le monde est tout au plus un divertissement.

Alors, si vous souhaitez partir au « pays du soleil levant », j’espère que vous n’avez pas emporté trop de lecture. Car le plus puissant émerveillement, celui qui vous touchera au coeur, nul ne peut vous y préparer. Le vrai Japon n’a rien de merveilleux. Mais boire le thé au sommet d’une montagne au matin du premier janvier peut l’être. Alors, au fond, il n’y a pas vraiment de préparation au voyage et trop de préparation à son récit. Dans ce nerveux brouillard d’information et d’histoires intéressantes, il est difficile de trouver son propre chemin, sa propre parole — ou, peut-être, le silence qui nous convient.



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