Mujuan : Le ré-usage du monde



Ce que nous laissons derrière nous


Les écorces tombées, les troncs morts, les murs délabrés et les sacs perdus jonchent l’île de Awaji. En venant ici, on m’a mis dans les main les clés de Mujuan, un pavillon de thé aussi abandonné que l’île. Le tremblement de terre de 1995 a aussi sérieusement ébranlé les deux salles et l’immense jardin. Un jeune débutant comme moi ne devrait pas prétendre ouvrir son propre pavillon, mais quel maître irait s’installer dans la demeure d’un autre, qui plus est, une demeure abandonnée ?

Auguste Comte disait que « les morts gouvernent les vivants ». Ils sont la cause de notre naissance, notre monde est le résultat de leurs actes. Nous naissons dans des ruines — palais et forêts qui sont le fruit de la volonté de nos ancêtre. Quelqu’un d’autre a fait pousser ce que nous récoltons aujourd’hui.
Pourtant nous aimons le neuf. Nous aimons qu’un objet ait été fait pour nous. Nous aimons en être le premier possesseur, le seul destinataire.  Plus j’avance, plus cela me semble étrangement vain. Les céramiques que j’aime me survivront mille ans. Je ne suis qu’un de leurs visiteurs.

Je ne connais pas l’histoire de Mujuan, je ne sais pas qui l’a conçu, nommé et utilisé. Mais je sais qu’aujourd’hui, si je n’y vais pas, personne ne l’emploiera. En entrant dans un magasin d’antiquité, tout ce que nous voyons, ce sont des objets dont plus personne ne souhaite l’existence. Ce que certains acquièrent, d’autres l’ont abandonné ou vendu.



La régénération comme éthique


Le rêve de beaucoup tient dans l’édification complète de leur monde. Ils veulent un terrai plat, un lit neuf, des technologies de pointe. C’est un rêve cartésien : faire table rase et tout reconstruire en contrôlant chaque atome, en véritable « maître et possesseur de la nature ». Mais c’est aussi, je crois, un rêve chimérique : ne faut-il pas admettre le gouvernement de nos prédécesseur et commencer par faire vivre ce qu’ils nous ont laissé ? Toujours prendre du neuf et ne jamais s’occuper de l’ancien, n’est-ce pas le meilleur moyen d’épuiser les ressources de notre terre ? Je ne me fait pas l’avocat du conservatisme ici : faire vivre, ce n’est pas enfermer dans du formol. Tout être nécessite d’évoluer pour survivre.

Nul n’a habité Mujuan, alors les araignées en ont fait leur domaine. En entrant dans le pavillon la première fois, j’ai vraiment cru qu’il y aurait de fantômes. En nettoyant le pavillon, j’ai cru que la poussière ne partirait jamais. Aujourd’hui, avec mon infime expérience d’homme de thé et mes quelques sursaut de volonté, je réchauffe la chaumière que d’autres ont laissé.

Régénérer ce qui sommeil plutôt que de raser ce qui fut me semble la seule façon d’avancer sans nier notre histoire. Peut-être qu’un jour je bâtirais mon propre pavillon, mais j’espère qu’il sera fait de planches usées.

En attendant, je cultive mon jardin — qui ne m’appartient même pas. Cette discipline quotidienne, offrir chaque matin une heure de mon temps à réarranger la terre que d’autre ont préparé, cette discipline m’enseigne l’humilité et, chaque jour, j’inspire l’air avec plus de plaisir. Maintenir le monde en ordre peut paraître bien pauvre pour les édificateurs de pyramides, mais c’est la seule activité qui nous enseigne à s’inspirer du présent quand d’autres soupirs à leur avenir.





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