Esthétiques et politiques




L’homme de thé l’apprend vite : un vase au long col de grès noir impose une présence bien différente qu’un simple bambou ouvert et rafraichissant. Pourquoi organiser une salle presque vide ? Simplement pour laisser plus de place à l’imagination ? Tout objet occupe l’esprit. Les puissants de ce monde, eux, l’ont toujours compris, d’une manière ou d’une autre. Le « beau » est une sensibilité qui varie avec les cultures et les modes. Changer notre conception du beau, de l’agréable, c’est changer notre approche du monde.





Esthétique est politique

L’époque Momoyama, sorte de Renaissance japonaise consommée en une petite quinzaine d’année est connue aujourd’hui comme le « règne » esthétique de Sen no Rikyu. L'homme qui voulait que chacun se courbe en entrant dans un pavillon mettait à l'honneur la modestie des biens, les couleurs sombres et la simplicité rustique. Certains disent que Hideyoshi Toyotomi, le grand seigneur de l’époque, soutint Rikyu dans sa démarche. D’autres disent qu’il voyait dans cette puissance esthétique une véritable menace pour sa société de la magnificence. Inviter la population à la modestie ou à la fête, parer les rues de couleurs chatoyantes ou de sombres temples. Là est la question.

En Occident de même, la question esthétique a toujours eu son importance. Que l’on pense au débat jamais terminé de la représentation publique du divin et de la sexualité. Le christianisme fût plusieurs fois ébranlé par ces problématiques — de la crise iconoclaste byzantine à la Réforme en passant par les suaves tableaux de notre Renaissance. Chaque fois, c’était une idée de société qui se reflétait dans le miroir de l’art.



La révolution dans une coupe de thé

Et dans l’univers du thé, combien de façon de servir ? Combien d’atmosphères changées par quelques choix de céramique ? J’ai toujours servi mes invités avec un bol différent pour chacun.  Cela introduit l’idée d’une individualité forte. Chaque invité est unique, chacun peut vivre une expérience sur mesure. Dans les moments de thé chinois que j’ai connus, au contraire, nous recevions tous une coupe similaire. Nous vivions la même expérience. Nous étions égaux. 
Certains diront que ce genre de détail n’a pas d’importance. J’ai tendance à croire qu’ils manquent surtout de sensibilité au contexte mais que celui-ci, malgré tout, les influence subtilement.



Ce que notre quotidien dit de nous

Si une minuscule tasse peut tout changer, que dire alors de notre architecture ? Tout cela, est intensément politique. Façon de décorer, façon d’habiter, façon de penser — et il faudrait continuer : façon de discuter, chanter, agir…

Dans ces conditions, il me semble difficile d’admettre que le choix d’une décoration, d’une musique ou d’un parfum soit un problème « purement personnel ».
Alors je regarde autour de moi, dans ma propre société. J’entends de la musique aux tessitures électroniques, tout le monde boit des boissons chimiques et regarde des films nerveux… Je me demande ce que cela dit de nous et de notre vie politique. Je me demande pourquoi tant de gens ont peur des forêts et une addiction à l’air conditionné. Pourquoi servir le thé avec lenteur semble si ennuyeux mais une soirée entière à échanger des photos sur téléphone, assis sur une peluche multicolore sous un néon blafard, est une activité de groupe parfaitement normale. Pourquoi vivons-nous ainsi ?



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