Velasquez au Japon





L'Espagne : expression muette

Madrid, 1736. Il faut imaginer l’Espagne puritaine qui resta fidèle au Pape mais rêve de grandes conquêtes, qui interdit les peintures de nus mais possède plus de tableaux dans  ses boudoirs qu’aucun autre Royaume de l’époque. En réalité, elle est parcourue d’un vent de renouveau. Mais il n’est pas possible d’être explicite. Les artistes qui se voient comme des « créateurs » plutôt que simples exécutants, ne peuvent exprimer ouvertement leur désir d’expression. Aussi, la parole prend des chemins de traverses. Et Velasquez, avec une attitude taquine et raffinée, a peint bien des exemples de ce discours indirect.

Ainsi, le tableau représentant son vieil ami sculpteur Juan Martínez Montañés n’a pas le temps d’être fini. Le buste du roi que l’artiste prépare n’est qu’une esquisse.



In-finir l'esquisse

Imaginons pour nous-même cette théorie folle :  le tableau n’a volontairement pas été fini. Le buste n’est pas qu'une sculpture incomplète, c’est aussi une peinture non finie. L'esquisse n’appartient pas seulement à la réalité de la scène mais aussi à celle du tableau même.  Le tableau requiert d’être achevé.
Mais que sculpte Montañés ? Un buste du roi Philip IV. Et où regarde Montañés ? Il nous regarde nous. Sommes-nous le roi ? En s’approchant, on s’aperçoit que Montañés regarde sur notre gauche. Le roi est là, près de nous. Nous, nous sommes le peintre. C’est à nous de finir le tableau. Et à quoi ressemble le roi ? Cela est laissé à notre imagination d’artiste…
Ainsi, nous, spectateurs, devenons acteurs de cette scène. L’oeuvre d’art ne s’achève que par notre propre effort pour nous représenter le roi et, par-là, nous créons une image du roi.

Velasquez ne l’a peut-être pas fait exprès, mais il semble dire : « c’est moi, en tant qu’artiste, qui décide de la mémoire qui restera de Philip IV…et c’est vous, en tant qu’artistes, de vous emparer du même pouvoir ! »



Du spectateur à l'acteur

Les peintres et calligraphes chinois comme japonais vous le diront tous : le vide du tableau importe plus que le motif, car c’est là que l’imagination voyage. Les invités de la cérémonie sont acteurs de l’oeuvre d’art. Ils interprètent les objets et les espaces vides, perçoivent les références cachées, interrogent ce qui est présent dans le pavillon et ce qui est absent. Ils sont artistes, comme l’hôte, et complètent souvent d’un poème l’arrangement laissé volontairement à l’imperfection. 
Que Velasquez l’ait souhaité ou non, l’imperfection de son tableau nous invite à une réflexion étrangement semblable. L’absent, le visage du roi, nous demande d’interroger ce vide à côté de nous, cette place laissée ou Philip IV est censé poser. Quels sont ses traits ? Comment allons-nous terminer de peindre sans trahir l’intention de notre hôte peintre ? Pendant quelques instants, tandis que j’observais ce tableau au Musée de la Préfécture de Hyogo où le Prado avait pris ses quartiers, j’ai senti que deux mondes n’étaient peut-être pas si éloignés…



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